BOBBY FISCHER, ROI DES ÉCHECS

Pierre Barthélémy
(Article paru dans "Le Monde" du 15 septembre 1997)

En 1968, entre deux compétitions d'échecs, Bobby Fischer, accompagné d'un joueur grec et du grand maître yougoslave Petar Trifunovic, fit une excursion à Delphes, où il s'émerveilla devant le temple d'Apollon. Devant l'autel de la Pythie, Trifunovic aurait alors interrogé l'oracle en ces termes : "Fischer gagnera-t-il le championnat du monde ?" La réponse, pour une fois assez peu sibylline, ne tarda pas : "Il changera son titre." Déjà sept fois champion des Etats-Unis, l'ancien petit prodige de Brooklyn, à qui ne manquait plus que la couronne mondiale, se serait contenté de sourire.
Quatre années plus tard, Bobby Fischer, âgé de 29 ans, n'a plus qu'un obstacle à franchir pour réaliser le rêve qu'il poursuit depuis son enfance. Cet obstacle s'appelle Boris Spassky, tenant du titre depuis 1969. Pour parvenir au pied de l'Olympe, l'Américain a effectué un parcours époustouflant en annihilant successivement le Soviétique Mark Taïmanov et le Danois Bent Larsen sur le score incroyable de 6-0. En finale des candidats, il est assez facilement venu à bout de l'ex-champion du monde Tigran Petrossian, qui, s'il ne gagnait pas beaucoup de parties, avait la réputation d'en perdre encore moins.
Cette irrésistible ascension inquiéta, dès ses premiers signes, les dirigeants soviétiques, soucieux de conserver un titre prestigieux que l'URSS détenait sans interruption depuis 1948. Les échecs, jeu préféré de Lénine, qui y voyait la "gymnastique de l'esprit", étaient devenus une vitrine du régime. Comme l'a écrit, après la chute de l'Union soviétique, le grand maître Youri Averbakh, "dans le contexte de la guerre froide entre l'Est et l'Ouest, l'idéologie soviétique a cherché à transposer les batailles échiquéennes avec Fischer en batailles politiques, en une lutte entre deux mondes, deux systèmes". Même si, en cette année 1972, l'heure était plutôt à la détente, avec notamment la rencontre Brejnev-Nixon et la signature du traité SALT sur la limitation des armements stratégiques, il n'était pas question pour l'URSS qu'un Yankee égoïste et mal élevé de surcroît s'empare du joyau de la couronne.
Après la cinglante défaite de Taïmanov, en 1971, en quarts de finale du tournoi des candidats, une réunion de la plupart des grands maîtres soviétiques, dont Spassky, avait conclu à la nécessité de dresser une analyse approfondie du jeu et de la psychologie de Fischer en vue des rencontres futures. Si le premier volet de cette étude fut facilement effectué par une poignée de joueurs émérites, le second ne vit jamais le jour, l'Américain et son caractère de cochon restant une énigme.
La crinière de Boris Spassky est aujourd'hui toute blanche. À 60 ans (en 1997, note de l’auteur), l'ex-champion du monde naturalisé français coule une retraite paisible dans un pavillon de la banlieue parisienne, non loin de courts de tennis, sport qu'il a toujours pratiqué pour se tenir en forme. C'est sans véritable nostalgie qu'il évoque ce que la presse mondiale appela le "match du siècle" : Fischer-Spassky, Reykjavik, 1972. Pour lui, qui n'était pas membre du Parti communiste, la politique n'est jamais entrée en ligne de compte, même s'il savait qu'on ne lui pardonnerait pas la défaite. La pression était purement sportive : "Le roi est toujours seul, personne ne l'aide. Il porte une responsabilité considérable, et c'est la tragédie de tous les souverains", dit-il, philosophe. Quand il arriva dans la capitale islandaise, dix jours avant le début programmé du match, le champion soviétique n'avait cependant pas la moindre idée de la torture psychologique à laquelle Fischer, volontairement ou pas, allait le soumettre. Tout d'abord, l'Américain, grand râleur et chicaneur devant l'Eternel, ne voulait pas jouer à Reykjavik, qui avait proposé une bourse de 125 000 dollars pour le match, somme considérable à l'époque, mais pas aussi importante que celles offertes par d'autres villes.
Une guerre des nerfs s'était ouverte entre la Fédération internationale des échecs (FIDE) et lui : Fischer exigeait plus d'argent et attendait à New York. Le 1er juillet eut lieu la cérémonie d'ouverture, sans la "diva". Nombreux étaient ceux qui ne croyaient plus en sa venue. Fischer n'avait-il pas, à plusieurs reprises dans le passé, claqué la porte de tournois ? A la veille de la disqualification de l'Américain, miracle ! Un banquier londonien amoureux d'échecs doublait la mise pour que le match du siècle eût lieu. Le lendemain, Bobby le Terrible foulait le sol islandais. La pression n'en retomba pas pour autant. La délégation soviétique, pour se venger, boycotta le tirage au sort et exigea des excuses que Fischer, après moult tergiversations, finit par rédiger malgré son orgueil. C'est dans cette ambiance de Cocotte-Minute que le match commença, le 11 juillet, devant une salle comble.
La nulle était en vue lorsque les longs doigts fuselés du "loup de Brooklyn" se saisirent d'un fou et l'échangèrent contre un pion adverse. L'Américain sacrifiait une pièce contre deux pions, coup inconsidéré dont les amateurs d'échecs discutent encore aujourd'hui. Spassky ne manqua pas l'occasion d'exécuter proprement son adversaire. Peu après la partie, Fischer annonça qu'il ne jouerait pas tant que les caméras de télévision qu'il n'a jamais supportées, ainsi que les appareils photo, les journalistes et les spectateurs bruyants n'auraient pas été supprimées. Comptant sur cette source de revenus pour équilibrer leur budget, les Islandais refusèrent. Fischer ne se présenta pas pour la deuxième partie et fut déclaré forfait. Spassky, désolé, menait 2 à zéro.
Laissons-le raconter la suite. "Pour sauver le match, j'ai accepté de jouer la troisième partie dans une salle close, sans spectateurs. En cédant aux exigences de Bobby, des conditions humiliantes pour moi, j'ai commis ma principale erreur. J'y ai perdu ma combativité et, quand ceci arrive, vous êtes mort. Je me suis suicidé, j'ai fait hara-kiri. J'aurais pu rendre le point en ne jouant pas la troisième partie, comme l'ancien champion du monde Mikhaïl Tal l'a suggéré, ce qui aurait placé mon adversaire dans une très délicate position sur le plan psychologique." Mais Spassky ne rendit pas le point et se montra inexistant dans la troisième partie. Pour la première fois de sa carrière, Fischer le battit.
La brèche était ouverte. A cause de son sens de la conciliation, le gentleman Spassky avait perdu la guerre psychologique. Après la sixième partie, l'Américain comptait un point d'avance ! Les préparations des Soviétiques n'avaient servi à rien car Fischer jouait des ouvertures qu'il ne pratiquait pas d'ordinaire. Quant à Spassky, il était méconnaissable, comme hypnotisé. Un sursaut eut bien lieu lors de la onzième partie, au cours de laquelle il trouva, en direct, un coup de génie. Pour la première et dernière fois du match, le New-Yorkais perdit les pédales. Mais il se vengea deux parties plus tard, avant le début d'une série de nulles. Fischer disposait alors de trois points d'avance et gérait au mieux son capital.
C'est alors que la délégation soviétique sortit un atout aussi inattendu que tragi-comique de sa manche. Dans un courrier adressé à l'arbitre, elle fit état de "lettres disant que quelques dispositifs électroniques et des substances chimiques, qui pourraient se trouver dans le hall de jeu, [étaient] utilisés pour influencer M. Boris Spassky". Etaient notamment visés le dispositif d'éclairage et le fauteuil que Fischer avait spécialement fait venir des Etats-Unis. Des experts islandais firent donc passer les fauteuils aux rayons X, prélevèrent des échantillons un peu partout et ne trouvèrent que... deux mouches mortes dans le lustre. L'"aura" Fischer, dont tant de joueurs se dirent victimes, ne résidait en fait que dans sa volonté d' "écraser l'ego de son adversaire", comme l'Américain avait plaisir à le déclarer. Celui-ci ne vivant que pour et par les échecs se situait tout simplement au-dessus des autres.
Le 3 septembre, Spassky abandonna après sa défaite de la vingt et unième partie. Avec quatre points de retard pour trois parties à jouer, il ne pouvait mathématiquement plus rattraper Fischer. Ce dernier devenait officiellement le onzième champion du monde de l'histoire des échecs. En rentrant au pays, Spassky dut, selon Youri Averbakh, faire son autocritique, ce que l'intéressé dément aujourd'hui. Le joueur soviétique fut aussi privé, pendant un an, de tournois internationaux.
Après sa victoire, Fischer ne participa plus à aucune compétition et s'enferma dans sa tour d'ivoire. "Une poignée de personnes trouvaient normal qu'une fois au sommet il cesse de jouer, estime aujourd'hui Boris Spassky. Lui, si perfectionniste, était devenu une sorte de dieu qui ne pouvait risquer de détruire sa superbe image". Trois ans après Reykjavik, l'Américain, en désaccord avec la FIDE sur les conditions de son match contre Anatoli Karpov, abandonna son titre sans jouer, entrant ainsi dans la légende. C'est alors seulement qu'aux yeux du monde Robert James Fischer, dit Bobby, devint roi.

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FISCHER, UNE VIE D’ÉCHECS

Hier star américaine, l'ancien champion du monde de l'échiquier risque désormais la prison pour une partie disputée dans l'ex-Yougoslavie en guerre, alors sous embargo. Récit d'un roi déchu.

Par Christian LOSSON
lundi 06 septembre 2004 (Liberation - 06:00)

Échec sur toute la ligne. Bobby Fischer, 61 ans, esprit invaincu sur un échiquier, est terrassé par ses propres démons. Arrêté en possession d'un passeport non valide à l'aéroport de Narita (Japon) le 13 juillet alors qu'il était en partance pour Manille, l'Américain risque d'être extradé aux Etats-Unis. Car il est sous le coup d'un mandat d'arrêt pour un match disputé en 1992 en ex-Yougoslavie contre son vieux rival Boris Spassky, au mépris d'un embargo alors décrété par l'ONU. Incarcéré, il a, via ses avocats, multiplié les pistes pour y échapper, comme autant de pions lancés pour contrer les menaces de mat : demande en mariage avec une Japonaise, cinq fois championne nationale d'échecs ­ requête refusée par les autorités nippones. Supplique pour obtenir le statut de réfugié politique ­ rejetée par les mêmes autorités. Il a également lancé un appel à l'Allemagne, pays d'origine de son père, ou autre virtuel «pays d'accueil». Annoncé qu'il «répudierait» sa nationalité américaine... Il ira jusqu'au bout, jusqu'à la Cour suprême du Japon, s'il faut. Mais l'ex-magicien des 64 cases sait qu'il a peu de chance d'échapper aux 250 000 dollars d'amende et/ou aux dix ans de prison.
Qu'est devenu ce théâtral monomaniaque échiquéen vainqueur du «match du siècle» ? Que reste-t-il du sublime funambule survolant ce championnat du monde d'anthologie, en 1972 à Reykjavik (Islande), face au Soviétique Boris Spassky ? Depuis, après avoir fait cavalier seul, Fischer risque bien de finir désarçonné par une histoire trop grande pour lui.
La pathologie de ses psychoses s'illustre par son antisémitisme virulent et son révisionnisme purulent (sa mère est juive). Ou par son apologie des attentats du 11 septembre 2001 et sa répulsion de l'Amérique (fils d'immigrés, individualiste forcené, il en est le produit caricatural). Fischer, ou la chute sans fin d'un génie qui a trop donné pour décrocher la lune.
On lui attribue un QI «astronomique», supérieur à celui d'Einstein
Robert James Fischer est né le 9 mars 1943 à Chicago. Il a 2 ans quand son père, Hans-Gerhardt (biophysicien allemand), se sépare de sa mère, Régina Wender (infirmière suisse). Son père s'évanouit dans la nature ; sa mère, libérale-libertaire et pacifiste, élève seule Bobby et sa soeur Joan, de six ans son aînée. Ils sillonnent l'Oregon, l'Arizona, la Californie, avant de se fixer à Brooklyn. Bobby a 6 ans quand Joan revient d'un drugstore avec un échiquier sous le bras. Quatre ans plus tard, après avoir brillé dans un club de Brooklyn, il pulvérise tous les blitzeurs (joueurs de parties rapides) du Manhattan Chess Club de New York. Sa mère s'inquiète, consulte un psy. Qui lui conseille de laisser faire. Tant mieux pour le jeu ; tant pis pour l'enfant ?
A Reykjavik, Spassky dira : «Les échecs, c'est comme la vie.» Fischer raccourcira : «Les échecs, c'est la vie.» Sa vie. On lui attribue un QI «astronomique», supérieur à 180, mieux qu'Einstein. Il a 16 ans quand, champion des Etats-Unis depuis deux ans, il prend ses distances avec sa mère et l'école. Ses biographes y voient les racines de son inculture. Entre deux tournois, il se plonge quatorze heures par jour dans les arcanes théoriques du jeu, les analyses des variantes, les magazines d'échecs russes. Certes, il lit aussi les aventures de Fu Manchu ou de Tarzan, nage ou joue au bowling, mais n'a qu'une ambition : être le meilleur. Comment ? «Jouer l'offensive dans l'absolu, ne jamais se contenter de la nulle, raconte un chroniqueur du jeu. Il jouait avec un dévouement et une énergie folle, comme un ordinateur avant l'arrivée des ordinateurs. C'est pour cela que ses parties sont si cristallines, si miraculeuses, si inexorables.»
Quand les bébés-éprouvette échiquéens sont imbibés du jeu dans les écoles de pionniers de l'URSS, Bobby Fischer, lui, se bat en solitaire. «Les échecs demandent de l'amour du jeu, dit-il un jour. Les Russes, tout leur est venu trop facilement.» Anticommuniste acharné, il n'a aucun mécène et doit courir le cachet. «Il a préfiguré le joueur pro, consacrant comme il le disait 98 % de son énergie au jeu, confie le Français Joël Lautier, champion de France en titre. Il a été le plus grand de tous les temps, battant vingt grands maîtres d'affilée, trustant huit titres de champion des Etats-Unis, humiliant dans sa course au titre mondial d'illustres joueurs sur le score de 6-0.»
La fin de vingt-quatre ans de suprématie soviétique
On ne lui prête aucun autre vice que le seul jeu auquel il a joué : le sien. Ni alcool, ni cigarette, ni sexe (la seule fois où on l'a trouvé avec une fille dans un hôtel, en 1960, il a fini 14e), tout juste des beaux costards et de belles pompes. Chevalier errant et rétif depuis trente ans à la moindre confidence ou écrit, on lui prête beaucoup. Trop ? Comme d'avoir retiré ses plombages de peur de voir les Soviétiques contrôler ses pensées via des ondes radio ? D'avoir dévoré Mein Kampf ou le Protocole des sages de Sion, pendant sa période de doute relatif (1962-1970) ? D'avoir enfin cédé à Henry Kissinger, alors secrétaire d'Etat américain, qui l'aurait sommé de «mettre son cul» dans l'avion pour Reykjavik en 1972 ? Il y écrira pourtant l'une des plus belles pièces de l'histoire des échecs, malgré une arrivée tardive, deux premières parties lâchées, une bataille sur la taille et le poids des pions, la dimension de l'échiquier, l'éclairage trop fort, le public trop proche. Lui pour qui le but du jeu d'échecs est «d'écraser l'ego de l'autre», écrase les ergots de Spassky. Met fin à vingt-quatre ans de suprématie soviétique. Le monde libre a alors l'illusion d'avoir triomphé sur le bloc de l'Est. «La pure beauté d'un créateur fantasque face à la bureaucratie mesquine», résume un grand maître.
Fischer, 29 ans, fait la une des journaux de la planète. La vente de jeux d'échecs double dans le monde. Mais cette consécration accélère sa décomposition déjà en germe. Les exploits cèdent la place au gâchis. «Il s'est muré dans sa parano, persuadé qu'on allait l'arnaquer comme on avait, selon lui, tenté de lui barrer la course du titre, dit Nicolas Giffard, auteur de plusieurs livres sur le jeu. Peut-être avait-il aussi peur de perdre ?» Il refuse les conditions fixées par la Fédération internationale pour rencontrer Anatoly Karpov, son challenger désigné. Il est destitué de son titre en 1975. Le roi nu se réfugie alors dans une tour, d'ivoire celle-là. Il se fait éponger ses dollars par une secte, l'Eglise universelle de Dieu. Il refuse toutes les offres : les mannes offertes par des promoteurs de Las Vegas comme les ponts d'or proposés par des aficionados de Manille, aux Philippines, où on lui prête une liaison, un enfant. Il nie : il a tué l'idéal paternel depuis longtemps.
Fischer a toujours inventé. Quitte, parfois, à s'approcher de la vérité. Il crée ainsi en 1989 une pendule digitale qui permet d'ajouter des secondes à chaque coup joué pour éviter les fins de parties entachées par la frénésie du zeitnot (crise de temps). Il imagine même un nouveau jeu d'échecs (Fischer Random Chess), où la position initiale des pièces est tirée au sort. Mais tout semble le ramener à ses phobies. En 1981, il est arrêté par erreur à Pasadena (Californie) et passe deux jours en taule. Ulcéré, il écrit un pamphlet où il dénonce ses conditions de détention.
Seule l'idée de retrouvailles avec Boris Spassky, qui coule des jours ­ tourmentés ­ en banlieue parisienne, le ramène sous les feux de la rampe. Le décor est alors à l'image de l'homme : dévasté. C'est en pleine guerre, sur l'île monténégrine de Sveti Stefan, qu'il cède en 1992 aux sirènes d'un millionnaire serbe douteux et accepte «le match de la paix». Non sans avoir, au préalable, craché sur une lettre d'avertissement du département d'Etat américain. Il l'emporte au terme d'un match où des fulgurances demeurent, même entachées de rides. Il empoche 3,35 millions de dollars et reprend son errance. 1992 ne sera qu'une parenthèse désenchantée dans des décennies de solitude et de décrépitude.
Exégètes, admirateurs ou serviteurs ne manquent pas. Fischer sillonne le globe grâce à eux : Hongrie, Suisse, Hongkong, Macao, Corée du Sud, Philippines, Japon... Toujours reclus. Toujours taciturne. Toujours nimbé d'échiquiers. Bluffant de rares grands maîtres à qui il accorde ses faveurs. Tel le Hongrois Peter Leko, candidat au titre mondial cette année, qui confiait en 1997 : «Sur l'échiquier, il reste époustouflant. Hors échiquier, il est égaré.» En septembre 2001, Nigel Short, fantasque grand maître anglais, croit bien avoir pris une dérouillée en jouant sur l'Internet face à Fischer : «Ces parties furent ce qu'une symphonie inédite de Mozart serait à un amoureux de la musique.» Mais «Mozart», ce 11 du même mois, assure d'une radio philippine que les attentats contre le World Trade Center sont «une merveilleuse nouvelle» ; qu'il souhaite «l'anéantissement des Etats-Unis»...
Pourtant (ou grâce à cela), le culte ne faiblit pas. Avant la présidente de la fédération d'échecs japonaise, une artiste peintre serbe lui a offert son coeur. Un porte-parole de son «comité de défense», s'enflamme : «Que feriez-vous si Superman, votre héros d'enfance, avait pris un caillou en kryptonite dans la poitrine ?» Le président de la fédération française par intérim s'est fendu d'une lettre où il demande au Quai d'Orsay de «participer à la recherche d'une solution évitant l'incarcération de ce grand champion». Au génie, on pardonne la folie. Il ne sera jamais totalement démythifié par toute la génération de joueurs qu'il a fait rêver.
«Mettez-moi dans la même cellule que Bobby Fischer»
A quoi pense Bobby Fischer de sa cellule japonaise ? Qu'il est victime d'un complot ourdi par les Etats-Unis ? Après tout, ce pays lui a renouvelé sans broncher son passeport à Berne en 1997, lui a fait rajouter six ans plus tard 20 pages de rab avant de l'invalider en novembre dernier. Tous ses admirateurs en tout cas scrutent, en météorologues déboussolés, l'ex-étoile du jeu filant chaque jour davantage dans un trou noir...
Comme si leur destin était lié, Boris Spassky a ainsi volé au secours de Fischer. Dans une lettre à George W. Bush, il s'accuse du même crime que l'Américain. «Arrêtez-moi. Mettez-moi dans la même cellule que Bobby Fischer. Et donnez-nous un échiquier.» «Fischer a été la plus grande chance du jeu, mais aussi son plus grand malheur, résume Joël Lautier. Il a donné les lettres de noblesse du pro dévoué à sa passion, mais a renvoyé aussi les échecs à leur image de jeu de fous.» «Il a démoli la machine échiquéenne soviétique mais n'a rien pu construire derrière, résume Garry Kasparov, plus grand joueur depuis Fischer, au Wall Street Journal. Ce fut un challenger idéal, mais un champion désastreux.»
Submergé par sa paranoïa, ses névroses, son instinct, Fischer s'est condamné tout seul. Perdu dans un échec aussi perpétuel que pathétique.Spassky-Fischer.html

Bobby Fischer, roi du jeu d'échecs

Scarabelli


"In Astro Veritas"